Paolo Pileri
En ces jours d’isolement malheureux, j’ai relu quelques pages de livres qui me tiennent à cœur. Un rare avantage de cette époque terrible. Ceux qui, avant nous, ont vécu des crises, des guerres, des emprisonnements nous en ont parlé pour nous dire “comment en sortir”. Oui, il ne suffit pas de s’en sortir, mais nous devons comprendre comment. Et le passage n’est pas gagné d’avance. Antonio Cederna a soutenu qu'”il ne sera jamais possible de changer de cap si nous ne sommes pas prêts à reconnaître pleinement les erreurs commises” (1975). Pour le jeune Giaime Pintor, “Cette épreuve [la grave maladie du fascisme] ne peut être le principe d’une résurgence que si l’on a le courage de l’accepter comme une impulsion à la régénération totale” (1943). Norberto Bobbio a comparé la Résistance à une “dure école de vérité : non seulement un acte de courage moral mais aussi de clarté intellectuelle” (1955). Trois témoignages qui expliquent avec une clarté écrasante que l’on ne sort pas d’une crise en restant inactif ou en chantant du balcon, à moins de vouloir retourner s’écraser au prochain tour. On ne sort pas d’une crise simplement parce qu’elle se termine et qu’on se retrouve changé. Pour bien en sortir, nous devons passer par un processus collectif de prise de conscience de ce que nous voulons faire ensuite. Il faut du courage pour rompre les liens avec le modèle qui nous a mis dans cet énorme pétrin. Est-il judicieux de subir les changements ou vaut-il mieux en décider ? N’est-il pas logique de douter d’un groupe de travail composé d’une majorité issue du même modèle de développement qui n’a rien fait pour empêcher le crash ? C’est comme demander au pyromane d’éteindre le feu.
En cette période de crise, ceux qui dirigent le pays et les territoires devraient conceptualiser les problèmes qui nous ont amenés ici et prendre un nouvel élan pour dicter l’agenda à l’économie et non l’inverse. Jamais comme en ce moment nous n’avons été prêts à comprendre et à accepter des changements de cap qui n’étaient pas possibles il y a quelques mois. Mais si on nous dit de ne pas avoir peur parce que ça va bientôt recommencer… nous ne commencerons pas à réfléchir. Si nous sommes convaincus qu’il suffit d’un petit masque pour ne pas retomber dans le même modèle social et économique qu’il y a un instant… La politique doit être plus claire et indiquer avec plus de courage une voie différente, une philosophie sociale différente. Si on ne nous le propose pas, c’est aussi parce qu’on y pense peu et qu’on lui demande peu. On peut voir qu’on aime toujours le modèle d’avant. Il est évident que laisser une grande partie de ce en quoi nous croyions pour suivre autre chose n’est pas sans douleur. Mais le choc du covid-19 n’a certainement pas été sans douleur. Des jours de dur labeur nous attendent pendant la semaine car, comme le disait Bobbio, on ne devient pas “des gens civilisés avec des gestes grandiloquents les jours de fête”. On ne dessine pas le futur en tambourinant des balcons ou on ne s’en tire pas avec un don généreux pour aider à construire un hôpital que les Régions et l’Etat ne sont pas en mesure de mettre en place (utiliser notre cœur généreux brouille les cartes et on finit par acquitter l’incapacité de ceux qui ont gouverné la chose publique), mais il faut le vouloir, le mettre en place, le préparer et le maintenir dans les jours de la vie quotidienne, ceux de demain. Des jours où il faut arriver avec des idées claires, à préciser aujourd’hui.
Cela me peine d’entendre parler de “reprise”, de “redémarrage”, de “réouverture” sans que tout cela ne repose sur une déclaration d’erreur minimale de la part de ceux qui ont l’honneur de faire de la politique. Le 22 mars, j’ai écrit à Avvenire : “Nous ne reviendrons pas à la normalité, parce que la normalité était le problème”. Nous avons respiré à l’intérieur d’un sortilège qui a éclaté, un point c’est tout. Ceux qui veulent nous ramener à la normale, nous trompent. Je n’ai pas honte de demander quelle normalité ont en tête ceux qui tiennent les ficelles de la politique, de l’économie et du gouvernement territorial : les maires, les députés territoriaux, les conseillers régionaux, les ministres, les autorités sociales et religieuses, les gestionnaires… Montrez-vous au grand jour svp.
Quelle économie pour l’avenir ? Un seul vaut-il la peine ? Au nom de la relance, “tout est libre” ? Faut-il mettre fin aux protections environnementales “ennuyeuses” ? Certains maires suppriment déjà les restrictions de circulation dans les centres-villes destinées à garantir la distance entre les voitures. Est-ce un progrès ? Il y a aussi ceux qui proposent des amnisties et des simplifications urbaines (= fermer les yeux) ? L’agriculture intensive veut-elle épandre davantage de fumier sur un paysage déjà malade ? Comme en quarantaine la logistique pousse, doit-on faire construire quelques milliers d’entrepôts immédiatement ? Qu’en est-il du tourisme ? Toujours de masse, mais avec un peu de plastique pour nous séparer ? Sommes-nous d’accord avec le fait que des gens ordinaires se mordent pour attraper le premier Ikea qui passe ? Qu’en est-il de la recherche ? Et l’école ? Ce n’est pas comme si nous étions nés sous les choux des médecins que nous avions l’habitude d’applaudir. Ils sont nés au collège, au lycée, à l’université, dans des établissements publics. En prendre soin. Et je pourrais continuer pendant des heures. Il est clair que l’emploi est maintenant l’urgence de l’urgence, et nous voulons et devons tous générer du travail.
Mais il est impératif d’encourager tous ces métiers décents et durables dont on se moquait jusqu’à hier (les emplois verts, pour être précis). Faisons donc une liste de tous les emplois les plus vertueux et proposons-les aux groupes de travail qui naissent comme des champignons ici et là. Il n’y a pas que la technologie, il y a aussi l’entretien des terres, la restauration des bâtiments, le tourisme lent, les soins écologiques, l’art et la culture, les économies liées à la beauté des paysages, les économies de la connaissance, les économies circulaires et civilisées, etc. Et même si nous n’avons pas une liste prête et complète, gardons au moins le doute que la liste d’avant n’est plus recevable, que donner des euros à tout le monde, comme un hélicoptère jetant de l’argent sur la foule et se taisant devant tout cela, signifie accepter la version 2.0 de l’économie de consommation (au moins ne donner qu’à ceux qui sont vraiment dans le besoin).
Nous devons cultiver plus de doutes. Le doute d’aujourd’hui est notre espoir de demain. Si on se fatigue à le faire, cela signifie que nous sommes arrivés avant le covid culturellement affaibli. Et ce serait alors la première chose à désirer et à demander. Nous avons laissé négliger notre croissance intellectuelle et nous nous sommes jetés sur les “choses” et aujourd’hui, ces choses se sont brisées, nous sommes perdus. Ce n’est pas fou de demander de l’énergie culturelle. Sinon, même les bonnes idées qui viendront risquent de glisser sur un sol trop glissant, sans appuis et références, prêt à nouveau à obéir au plus fort, au plus riche ou à celui qui lui ressemble le plus. À partir de demain, nous devons rassembler les pièces du puzzle en nous engageant en semaine et non plus dans l’espace étroit du balcon. C’est à nous de jouer. ✔
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