Article publié dans “Club Médiapart”
Pour traiter des questions que soulève la place des religions dans la vie de notre pays (la France) et dans celle du monde, on le fait presque toujours en référence au principe de laïcité. Mais l’enjeu est aussi autre : l’avancée ou le recul de la sécularisation, telle que nous l’avons expérimentée en Europe occidentale ces derniers siècles.
La laïcité est un principe institutionnel, selon lequel un Etat « neutre » assure la liberté de conscience et de culte des citoyens : elle marque l’indépendance du pouvoir politique par rapport aux autorités religieuses. La sécularisation est le nom que l’on a donné à la baisse de la pratique et de l’appartenance religieuse et, plus généralement à la perte de l’influence des religions sur l’ensemble de la vie sociale. Il y a des liens entre « laïcisation » et « sécularisation », mais ils ne sont pas automatiques : la III° république, qui avait voté les lois laïques, a refusé jusqu’à sa fin le droit de vote aux femmes, en partie par crainte de l’influence que l’Eglise garderait sur elles, plus pratiquantes que les hommes…
Les lois laïques du début du XX° siècle, qui ont longtemps divisé les français, sont maintenant largement acceptées. Selon une enquête CSA commandée par le Comité National d’Action Laïque en 2005, pour le centième anniversaire de la Loi de séparation, « la laïcité est un élément essentiel ou très important pour l’identité de la France » pour 75% des français, et « la laïcité à l’école est quelque chose d’ important » pour 79%, pratiquement à égalité entre les catholiques et les « sans religion ».
Concernant les musulmans, à coté d’une minorité intégriste cherchant à combattre notre conception de la société, la majorité d’entre eux respecte nos lois. La sociologue franco-turque Nilüfer Göle, dans Musulmans au quotidien, une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam (La Découverte, 2015), montre comment les « musulmans ordinaires » des jeunes générations, en Europe, tout en affichant plus ouvertement leurs pratiques que leurs ainés, sont dans une démarche d’accommodement et d’adaptation à la société européenne, dont ils se sentent partie prenante.
La perte d’influence des religions sur la vie sociale est un mouvement continu en Europe occidentale depuis plusieurs siècles, et il se poursuit à la fois par la baisse de la pratique et de l’appartenance aux Eglises chrétiennes(en France, la moitié des 19-24 ans se déclarent « sans religion », selon de récentes enquêtes CSA) et dans l’évolution des moeurs, de la multiplication des divorces et des « unions libres » à l’acceptation du « mariage pour tous ».
L’Occident s’étant longtemps cru l’avant-garde, pour toute l’humanité, de « la civilisation », des droits de l’homme –et plus récemment de la femme – beaucoup pensaient que, à l’image de notre histoire, les religions s’effaceraient de la vie politique et sociale des peuples « primitifs » ou « archaïques » au fur et à mesure qu’ils entreraient dans notre modèle de développement.
Le premier accroc à cette belle histoire de l’humanité s’est produit, dans l’opinion publique occidentale, lors de la révolution iranienne, en 1979 : le renversement d’un régime « moderne » mais dictatorial et lié aux intérêts des pétroliers anglo-américains, celui du Shah, par une révolution menée par un religieux, l’Ayatollah Khomeiny, au moment où le grand espoir de la révolution soviétique s’essoufflait et où, dans le sillage de l’élection du Pape Jean-Paul II, l’Eglise catholique en Pologne entamait la mobilisation qui conduira à la chute du régime communiste. La romancière Annie Ernaux, dans Les années (Gallimard, 2008, p.212), rend ainsi compte de ce choc: “La représentation du monde se retournait. Cette nébuleuse d’hommes en robe et de femmes voilées comme des saintes vierges, de chameliers, danses du ventre, minarets et muezzin, passait de l’état d’objet lointain, pittoresque et arriéré, à celui de force moderne. Les gens peinaient à unir modernité et pèlerinage à La Mecque, fille en tchador et préparation d’une thèse à l’université de Téhéran. On ne pouvait plus oublier les musulmans. Un milliard deux cents millions.”
Depuis, la réalité d’un « islam politique » s’est imposée dans le champ de la politique internationale, y compris sous diverses formes de terrorisme. Mais, plus généralement, nous avons assisté à l’émergence de nouvelles puissances qui sont maintenant nos partenaires et concurrentes en modernité et où la religion reste en grande partie la référence de la vie sociale, que ce soit en Inde, en Afrique, en Amérique latine ou tout autour de la méditerranée. Le christianisme lui-même, contrairement à ce qui se passe dans nos pays, n’est pas en recul dans le monde : le nombre des fidèles de l’Eglise catholique et de l’ensemble des Eglises chrétiennes est en hausse et la proportion reste stable, compte-tenu de l’augmentation globale de l’humanité (autour d’un tiers de l’humanité pour le christianisme, plus d’un milliard de fidèles pour le catholicisme).
D’où ce constat de M. Fabius dans un récent colloque organisé par le Ministère des affaires étrangères : « Nombre de crises actuelles restent inintelligibles et d’ailleurs insolubles si le fait religieux n’est pas pris en compte » (La diplomatie au défi des religions, Odile Jacob, 2014, p. 13).
Et en France, alors que s’estompait le souvenir des signes religieux catholiques dans l’espace public – processions de la Fête-Dieu, soutanes, cornettes, poisson le vendredi, même dans les cantines de l’école publique…-, les jeunes générations de musulmans ont réintroduit la visibilité de pratiques vestimentaires et alimentaires (le ramadan … ) au nom de la religion, de prières dans l’espace public (dans les rues, faute de lieux de cultes suffisants, sur les lieux de travail … ).
Enfin, parmi la population d’origine européenne elle-même, alors que la croyance au progrès par la science et la raison n’est plus aussi évidente, et que, devant la montée des autres puissances et la crise de notre modèle de développement, le projet politique perd de sa force mobilisatrice, on découvre que la baisse d’appartenance aux grandes Eglises chrétiennes ne signifie pas disparition équivalente de sentiments et pratiques « religieuses ». Dans la plus récente enquête sur les valeurs des européens, en France, 35% des « sans appartenance religieuse » répondent « avoir leur propre manière d’entrer en contact avec le divin sans avoir besoin des églises ou des services religieux ». Et 55% d’entre eux accordent de « l’importance à une cérémonie religieuse» pour un décès, 40% pour un mariage, 32% pour une naissance (Pierre Bréchon, Jean-François Tchernia La France à travers ses valeurs, ArmandColin, 2009, p.230). Ce que le sociologue des religions Yves Lambert désignait comme le « développement d’une religiosité sans appartenance ».
Pour tous ceux qui, dans le prolongement du positivisme du XIX°, pensent plus ou moins que la disparition progressive des religions est signe d’émancipation des consciences et des sociétés humaines, cette réapparition des religions dans la vie politique et sociale du monde, et même dans l’espace public de notre pays, est perçue comme une régression de l’humanité, ou au moins comme un retard dans le sens de l’histoire qu’ils pensaient en marche assurée. Certaines revendications contre la place ou la visibilité du religieux dans la vie sociale relèvent moins de la défense de la laïcité que du malaise devant ces troubles dans la sécularisation, conçue alors comme une disparition de l’espace public et de la vie sociale d’une religion réduite à un pur sentiment individuel de consciences pas encore touchées par les Lumières de la Raison.
L’interrogation critique envers tout dogmatisme religieux ou autre est une dimension fondamentale de notre histoire occidentale et elle se retrouve maintenant dans tous les univers culturels, dans les pays arabes, en Afrique, en Chine… parmi les nouvelles classes moyennes scolarisées et branchées sur les moyens de communication. C’est un des combats de l’étape actuelle de la mondialisation, contre la répression des régimes autoritaires et des réactions des minorités religieuses « fondamentalistes », musulmane, mais aussi chrétienne, hindouiste, et même bouddhiste, récemment en Birmanie.
Mais si, au moins à vue d’une génération humaine, même « augmentée », le fait religieux, celui des grandes institutions en voie de transformation et du religieux « hors piste », avec toutes les articulations intermédiaires, reste une réalité sociale importante dans ce monde, le prendre en compte, le penser à nouveaux frais est aussi un des enjeux actuels de notre société occidentale.
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