Les bouleversements sociaux et culturels qui affectent nos sociétés mettent à l’épreuve quelque chose d’essentiel pour l’avenir de notre humanité : la transmission. Du fait de la diversification à l’extrême des profils d’individus et de leur très grande mobilité, les modes de transmission habituels sont en panne et les institutions traditionnellement chargées de l’assurer sont extrêmement fragilisées. Pour reprendre une expression de Michel Foucault, devenue célèbre mais qui mérite toute notre attention, nous pouvons dire que nous sommes en train de vivre « le passage d’une société de la prescription à une société de l’inscription. »
Autrefois, la transmission se faisait sous le mode de la prescription. C’est-à-dire sous le mode de « la consigne ». Les institutions comme la famille, l’école, les groupes d’appartenance prescrivaient aux individus les droits et les devoirs, autrement dit les règles du vivre ensemble. Elles leur fournissaient en outre les codes et les pratiques, les significations et les rites relatifs à leur croissance en humanité et susceptible de leur forger une identité solide.
Ce n’est plus aussi évident aujourd’hui. La transmission est toujours aussi indispensable qu’hier pour advenir en humanité, mais elle ne se fera plus sous la forme de la « prescription ». Nous entrons sans doute dans une nouvelle ère qui sera celle de l’inscription. Désormais, les individus n’accèderont au vivre ensemble qu’au prix d’un engagement personnel beaucoup plus onéreux. Ils devront déterminer eux-mêmes leur échelle de valeur et leur mode d’insertion dans le monde. Il s’agira pour eux de s’inscrire librement dans une histoire collective, dans l’histoire d’un peuple qui a commencé avant eux et dans lequel ils sont appelés à prendre place. Mais comment cela se fera-t-il ?
Pour prendre une comparaison maritime. Nos générations avaient l’immense avantage, dans l’aventure humaine d’aller au large, d’être nées au port. Là, nous sommes venus à la vie, nous avons grandi, nous avons appris à vivre et à vivre avec d’autres…Nous avions même hérité des anciens, un certain nombre d’outils et d’instruments de mesure. Avec cet héritage, nous pouvions prendre la mer. Ce n’était pas sans risques, certes, mais nous étions équipés pour l’aventure. Les générations d’aujourd’hui naissent en pleine mer… Et pour ne pas sombrer, il faut qu’elles se mettent en quête d’un port. Pourvu que ce soit un bon port. ! Car on ne peut pas vivre ni même survivre sans assumer une « tradition » et donc aussi sans se reconnaître certaines appartenances.
Mais nous-mêmes, chaque fois que nous renaissons à de nouvelles dimensions de notre existence, nous renaissons-nous pas désormais « en pleine mer » ? Il nous faut donc, nous aussi, nous inscrire dans un sillage qui nous mènera à bon port.
Alors, comment inscrire librement son existence dans l’histoire d’un peuple et advenir ainsi en humanité ? Comment inscrire son existence dans celle du peuple des croyants et advenir à l’expérience croyante ? C’est tout le travail de l’initiation. Et l’outil privilégié de l’initiation chrétienne, du devenir chrétien, c’est la relecture (la révision de vie).
Relire, une démarche fondatrice.
La relecture n’est évidemment pas la seule pratique pour devenir croyant. Mais en régime chrétien, est elle une démarche fondatrice, puisque la relecture est « acte d’interprétation ». Relire c’est interpréter son existence singulière et collective à la lumière d’un événement : Jésus-Christ mort et ressuscité. La relecture est donc un travail de la foi ou plus exactement le choix de se laisser « travailler » par l’événement Jésus-Christ, au coeur de son existence. Cette pratique s’inscrit dans le dynamisme des toutes premières communautés qui ont rédigé le Nouveau Testament. Elles sont des « communautés narratives ». Les récits qu’elles nous ont laissés portent la trace de ce « travail » de la foi. Telle était aussi la préoccupation des auteurs du Premier Testament : accueillir la fidélité de Dieu dans la singularité les événements les plus déroutants de leur histoire. Notamment la situation d’exil. L’expérience de l’exil, transcrite en une infinité de récits divers, est la matrice de la foi d’Israël. Il n’y a de foi vivante que relue et donc interprétée. Nous ne sommes pas une « religion du Livre » (suivant l’expression couramment utilisée par nos frères musulmans pour nous qualifier) mais une religion de l’événement, et donc du « récit »… c’est à dire de l’interprétation.
La relecture n’est donc pas non une sorte de propédeutique pour entrer ensuite dans une vie chrétienne plus sérieuse. Elle n’est pas un apéritif en attendant une maturité spirituelle plus construite. Elle est la condition du chrétien tout au long de sa vie, et des communautés dans tous les événements qui les affectent. C’est une démarche fondatrice permanente. Nous avons toujours à devenir chrétiens. C’est en ce sens que la « relecture » est en quelque sorte la « matrice » de toute vie chrétienne. Tous les croyants sont donc invités à entrer « en relecture »… chacun selon sa situation, sa condition, sa fonction dans l’Eglise, car tous sont Fils et filles de l’événement, comme aimait à le dire Monseigneur Riobé1.
Profils de croyants d’aujourd’hui.
Quand on regarde l’origine et le profil des catéchumènes d’aujourd’hui, le constat qui s’impose est leur extrême diversité : diversité d’origines, d’itinéraires, de motivations. Leurs demandes sont diverses. Cette diversité n’est pas sans répercussion sur ce que nous pouvons attendre de la « relecture ». Mais une chose est sûre, toutes les demandes convergent vers une même quête, un même désir : la quête d’identité, le désir de reconnaissance. Ainsi, de même que le catéchuménat adulte est le modèle de toute catéchèse, de même ce qui vaut pour les catéchumènes vaut pour nous tous. Il faut donc que la relecture devienne « pédagogie d’initiation » pour tous les publics.
Celles et ceux qui se présentent aujourd’hui à la révision de vie ou qui « entrent en relecture », – y compris dans nos mouvements apostoliques – sont des humains en gestation, des chrétiens en genèse, des candidats à la vie sociale et ecclésiale. Tous sont traversés par « la révolution des individus ». Leur identité n’est pas derrière eux comme un héritage reçu par naissance ou du fait de leurs appartenances premières (sociales, ecclésiales, apostoliques). Leur identité est plutôt devant eux comme une tâche à accomplir. C’est une quête souvent laborieuse et onéreuse ! Ils ne conjuguent plus les relations comme nous avons appris à le faire autrefois.
Dans la conjugaison du vivre ensemble, ils sont plus souvent des individus incertains, des « je » en quête d’un « nous » souvent problématique, que des « adultes », conscients d’appartenir à une communauté qui les appelle et avec laquelle ils partagent une mission commune. On pourrait développer cette analyse en regardant de près, par exemple, comment cette « nouvelle conjugaison » affecte tous les rapports constitutifs de l’existence humaine : rapport au temps et à l’espace, rapport aux autres et aux valeurs communes, rapport et soi et aux institutions.
Pour nos contemporains plus que « l’appartenance » c’est « l’itinéraire » individuel qui est premier. Prenons en acte. Et tout l’art des formateurs ou des accompagnateurs sera d’aider l’individu à devenir vraiment l’acteur principal de son histoire, l’auteur de son propre itinéraire. L’apport des sciences humaines – tout autant que celui de la théologie pratique – plaide en faveur de la relecture comme outil privilégié de cette émergence d’un sujet réellement autonome. Il s’agit d’accéder à l’identité d’hommes et de femmes « responsables » capables de « répondre de » leurs actes et de leurs choix, dans un contexte ou les appartenances sont extrêmement fragilisées et où la transmission est de plus en plus complexe.
D’un point de vue philosophique, Paul RICOEUR, parle d’identité narrative. Voilà une indication précieuse pour fonder la démarche de relecture.
La relecture, matrice d’humanité et d’évangile.
Relire, c’est vivre un passage. C’est « passer » du vécu à l’expérience. Ce qu’on appelle habituellement le « vécu », ce sont les faits, les faits bruts. Ces faits libèrent des sentiments (joie ou de tristesse, peur ou colère). On appelle cela le ressenti. Ce ressenti représente de l’énergie, mais de l’énergie anarchique, non encore finalisée, non encore humanisée, non encore convertie en expérience humaine. C’est de l’humain en devenir… autrement dit « du bois pour en faire ». La relecture sera le creuset du passage du ressenti à l’expérience.
Relire, c’est prendre de la distance avec ce « vécu ». Quand je relis, j’apprends à objectiver ce qui m’arrive. En racontant – surtout par écrit – J’entre dans l’intelligence de ma vie et de la foi qui s’y joue, habiter son existence, commencer à devenir sujet.
Relire, c’est relier. Lorsque je relis, je rassemble les éléments épars de mon existence (mes «éclats de vie) Je les classe, je les ordonne, lorsque j’en fais le récit. Et, en les reliant, je leur donne du sens, de la cohérence.
Relire c’est mettre en rapport, établir toutes sortes de rapports entre les événements, les personnes et les groupes ; entre le passé, le présent et l’avenir. Bref, c’est faire mémoire.
Pour devenir une expérience humaine digne de ce nom, il faut donc que ce « vécu » et ce « ressenti » soient interprétés. Qu’il passe par la relecture, et donc par le récit. La question est alors de savoir de quelle manière la relecture devenir « matrice d’humanité » pour des hommes et des femmes d’aujourd’hui, marqués par la révolution des individus.
Pour que la relecture devienne ce creuset d’humanité, pour des femmes et des hommes d’aujourd’hui, il faut qu’elle se déploie dans trois directions conjointes et concomitantes la relation à soi-même / la relation à l’autre / la relation à l’histoire d’un peuple. Ainsi, nos contemporains vont-ils aujourd’hui du « je » au « nous ». Chacune de ces trois dimensions est appelée par les deux autres et conduit vers les deux autres. En aucun cas elles ne sauraient donc être considérées comme trois étapes successives. Elles sont simultanées. Et pourtant l’ordre dans lequel je vais les présenter essaie de prendre en compte les mentalités actuelles. Je l’appelle la pédagogie du désir.
La pédagogie du désir.
« Va vers toi ! »
Va vers toi-même. On peut dire que la toute première parole de Dieu adressée à Abraham est une puissante invitation à entrer en relecture : « Va pour toi (vers toi) du pays de ton enfantement (ta terre natale)… vers la terre que je t’indiquerai »7 (Genèse 12, 1). Va « vers toi » ou « pour toi », pour ton bien, pour ton bonheur, dirions-nous aujourd’hui. Ainsi, si Abraham prend la route, c’est d’abord, pour lui-même ! Cela veut dire que lorsque Abraham quitte le cocon de ses origines pour se mettre en route en direction d’une terre totalement inconnue, il marche en même temps vers lui-même, vers cette part de lui-même qui lui est totalement inconnue. Sa véritable identité est devant lui. En entendant un appel venu d’ailleurs et qui l’invite à partir, il entreprend finalement un itinéraire vers lui-même. Il va où le porte à la fois son désir et l’appel d’un autre. Il se met en route vers ce qui pourrait devenir sa véritable terre natale… qu’il ne connaît pas encore mais où il va renaître Sa véritable identité est à l’horizon de son existence.
L’appel initial invite toute personne (avant toute chose) à se tourner vers son « ad-venir » comme sujet humain et comme sujet croyant tout à la fois. Il s’agit donc pour elle d’entreprendre une marche (un itinéraire) vers le meilleur d’elle-même, vers son désir le plus profond qui est – en définitive et quels que soient les aléas de la vie – un désir d’altérité.
C’est en cela qu’elle est créée à l’image de Dieu pour devenir sa ressemblance. Lorsque je relis ma vie, je suis invité à « raconter » mon propre chemin de vie et de foi. Nous l’avons vu, relire c’est faire récit, et donc interpréter, donner du sens, rechercher une cohérence. Que se passe-t-il alors ?
Dans un récit il y a toujours des brèches. Le récit n’est pas une démonstration, ni une explication, il porte la trace de l’imprévu, de l’inattendu, de la surprise ! Faire récit, c’est faire place cet l’imprévu. Faire récit, c’est aussi mettre des mots sur les émotions les plus fortes, canaliser les sentiments, le feu, l’énergie. Si le feu qui m’habite ne se traduit pas en paroles, il embrasera tout ! Faire récit, c’est donc exorciser mes peurs. Ainsi, au fil du temps, des événements, du doute et des questions, se tisse la toile de mon existence, voire de mon existence avec le Christ si les circonstances m’ont donné l’occasion de le rencontrer et de lui
6 Je me réfère à la définition qu’en donne Emmanuelle Duez-Luchez : « Le désir, c’est apparemment ‘presque rien’ qui demeure caché toute une vie. Plus le désir est profond, plus il met du temps à émerger. Les désirs les plus émergeants se révèlent après de longues rencontres plusieurs fois recommencées ». (La Catéchèse entre saveurs et savoirs. Editions de l’Atelier 2003.)
faire place. La « chaîne » de son souvenir vient alors croiser la « trame » de mon existence, pour tisser cette toile. Il s’agit de la rencontre avec quelqu’un. La personne qui relit ainsi son existence et la raconte, apprend à habiter sa propre vie et à en assumer les ruptures, les blessures, les échecs mêmes et les conversions qui s’y présentent.
Faire récit, c’est prendre soin de soi, faire le deuil de ses illusions et dire « oui » au réel. C’est apprendre à habiter sa vie telle qu’elle est, la recevoir comme un don. Habiter sa vie, c’est l’acte de la soustraire aux aliénations (aux idoles) qui menacent toujours de prendre la place.
Cette première dimension de la relecture est aujourd’hui capitale. Lui faire droit c’est donner à la personne la possibilité d’exister en première personne, Autrement dit, pour reprendre une expression de Saint-Paul : « construire l’homme intérieur ».
« Va vers le pays que je te montrerai. »
Autrement dit : va vers le « tu » de l’altérité. Va vers le pays du « je-tu ». En chemin de relecture, inévitablement je rencontre l’autre. L’autre qui m’atteint et m’entame ! Dans la relation à l’autre, sous le regard et l’écoute de l’autre, je reçois mon identité d’homme et de femme. Dans la relation à d’autres croyants, différents, je reçois mon identité de croyant ou de chercheur de sens.
La relecture, surtout si elle se pratique en groupe, est inséparablement deux choses :
– la reconnaissance absolue de l’autre comme autre, et la différence entretenue à son égard…
– et l’écoute d’une parole radicalement autre qui me vient d’un tiers – ce peut être l’Ecriture – et qui est sans cesse offerte à mon interprétation en fonction de la situation historique dans laquelle je vis.
Ce qui est en cause ici et qui est mis à l’honneur, c’est le « sens critique. La responsabilité adulte comme la réponse de foi est celle qui se laisse atteindre, entamer par ce qui lui vient des événements et de la parole de l’autre. Mais cette responsabilité et cette réponse se montreront elles-mêmes « critiques » des formes de vie sociale ou religieuse irrespectueuses de la femme, de l’homme et donc aussi du Dieu révélé en Jésus-Christ. Critiques de tout ce qui tue et aliène et donc de la pensée unique et d’une mondialisation qui ferait fi des différences.
L’expérience de l’altérité ainsi vécue est source d’engagement. Relire c’est entrer dans un nouveau rapport aux autres et renoncer à une double tentation : celle de la fusion et celle de l’exclusion… pour entrer dans le régime de l’altérité et de la réciprocité. Jean Marie Labelle parle de « mutuelle transhumance »… un passage que nous ne saurions vivre sans les autres parce qu’il nous vient précisément de la rencontre de l’autre. Pour articuler cette seconde dimension avec la première, nous pouvons dire, en reprenant Jean-Marie Labelle encore, que « nous courons vers nous-mêmes, au bras des autres ». Venons-en à la troisième dimension.
« En toi s’entre-béniront toutes les familles de la terre ».
Va vers le « nous » de ton peuple. Cette troisième dimension de la pédagogie du désir entend travailler le rapport à l’histoire et aux diverses traditions. Articulée aux deux premières dimensions, elle est porteuse de la proposition suivante : Courant vers moi-même, au bras des autres, je peux inscrire librement mon existence dans l’histoire de tout un peuple !
Lorsque j’entre en communication avec les autres et que nous mettons en commun nos petits récits, du « sens commun » émerge. Il se passe un phénomène que nous pouvons qualifier de « symbolique » . Nous pouvons, les uns et les autres, les uns par les autres tricoter notre petit récit dans la grande toile, le grand récit de l’histoire du peuple des croyants.
L’initiation à la foi chrétienne comme à l’engagement social, est toujours une marche vers un « être ensemble » dans la diversité des itinéraires et la souplesse des modes d’appartenances. C’est le fruit d’une « reconnaissance réciproque », chacun étant mu par son désir et sa mise en question des autres et de l’Autre. Désormais, c’est ainsi qu’il nous faudra comprendre la référence commune à un « nous » qui fait vivre : nous inscrire librement dans une histoire, avec une origine commune, un vivre ensemble assumé et un espoir partagé.
La relecture va nous apprendre à vivre l’appartenance à l’Eglise non plus sous le mode de la « cohésion » – déjà réalisée… où rêvée pour les besoins d’une religiosité faite d’attentes sécuritaires – mais sous le mode de la « reconnaissance mutuelle » et de l’engagement commun au service d’une visée commune. L’Eglise est moins appréhendée ici comme lieu d’appartenance que comme expérience de vie.
Ainsi, relire c’est entrer dans un nouveau rapport au temps. Sortir du zapping pour revisiter le passé afin de ne pas s’y enfermer, vivre le présent comme un « présent », ne pas rêver l’avenir en solitaire, mais s’y engager ensemble, solidairement, dans la reconnaissance mutuelle. La relecture nous apprend à faire mémoire au sens chrétien du terme.
En conclusion, la relecture est vraiment acte d’initiation. Par elle, chaque individu émerge comme personne libre et responsable de son devenir, chacun peut devenir non seulement acteur de sa vie et dans la vie, mais auteur de cette vie. Tout récit a un auteur. La relecture « autorise » celui qui la pratique à devenir auteur de son propre récit, et responsable du sens qu’il lui donne.
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