Professeur à la Faculté des Sciences Appliquées de l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve, Président du Secrétariat International des Questions Scientifiques du Mouvement International des Intellectuels Catholiques de Pax Romana.
C’était en 1986, il y a juste 30 ans, lors d’un colloque à Rome, que le Cardinal Paul Poupard présenta le couple François Boitel et Sylvie Aullen-Boitel au Professeur Lucien Morren. Une amitié, nourrie par de profondes affinités à la fois scientifiques et spirituelles, devait naître et unir les deux couples Hélène et Lucien Morren et Sylvie et François Boitel-Aullen qui devinrent, en 1990, Membres du Comité du Secrétariat International des Questions Scientifiques (S.I.Q.S.), épaulant Lucien Morren pour l’organisation de réunions, notamment à Paris, et de colloques comme celui de Fribourg, au sein du Mouvement International des Intellectuels Catholiques (M.I.I.C.) de Pax Romana. En 1990, le S.I.Q.S. comptait environ 400 membres dont un grand nombre se répartissait à travers de multiples pays, également en dehors de l’Europe, et le travail de réflexion et de coordination ne manquait pas ; il était même devenu considérable et demandait un grand investissement en énergie et en temps.
Aujourd’hui, vingt-cinq ans après, Sylvie et François Boitel-Aullen nous livrent quelques souvenirs et pensées sur le couple Morren, exemplaire, dont le but était, certes, de promouvoir une réflexion authentique sur les sciences et sur la pensée chrétienne, mais surtout d’agir pour le bien de ’homme, et particulièrement des jeunes, dont beaucoup devinrent pour eux comme leurs propres enfants. Pour le couple Morren, un être humain était avant tout une personne à aimer et à soutenir.
Le 5 septembre 1986, à Castel-Gandolfo, lorsque Jean-Paul II reçut en audience privée, grâce au Cardinal Paul Poupard, les quatre-vingts participants au Colloque sur l’évolution intitulé « Science et perspective de l’Homme » que nous organisions, avec Mère Marie-Ina Bergeron, Franciscaine Missionnaire de Marie, Docteur en Sorbonne (Sinologie), Guy Kemlin, Polytechnicien, Geoffroy Kemlin, Ingénieur Agronome, et François Meyer, Professeur de Philosophie à l’Université d’Aix-Marseille (1), le Pape Jean-Paul II reconnut tout de suite Lucien Morren : c’était la huitième fois qu’ils se rencontraient.
Lucien Morren nous a expliqué à plusieurs reprises combien son attachement était profond pour Jean-Paul II, non seulement parce qu’il était Pape, mais surtout parce que le Saint Père comprenait à la fois les enjeux existentiels de l’humanité et les bienfaits comme les menaces que la science et la technologie engendraient pour l’homme. D’ailleurs Lucien Morren écrivit plusieurs fois sur « La Mission du scientifique chrétien », revenant inlassablement sur la responsabilité qui incombait aux scientifiques dans un monde soumis à une sur-accélération à la fois technique et démographique, promouvant un renouveau spirituel fondé sur un christianisme réaliste enraciné dans la Tradition mais soucieux d’une ouverture sur l’avenir, pour incertain qu’il soit, ouverture fondée sur l’Espérance, certes, mais surtout sur la Foi en Jésus-Christ impliquant une charité imprescriptible traduite par des actes.
L’homme que nous avons connu en Lucien Morren dépassait le Professeur d’Université qu’il était, Ingénieur, Directeur du Laboratoire Central d’Electricité de Belgique, poste qui l’avait conduit à une participation active au sein des grandes organisations techniques internationales. Lucien Morren était la simplicité même. Il était en permanence à l’écoute des découvertes contemporaines et il les intégrait dans une vision de synthèse cohérente et méditée. Ainsi son article paru en 1984 dans la Revue Théologique de Louvain (15, 1984, 160-183) : « De la loi d’entropie au principe anthropique », soustitré : « Réflexions d’un chrétien sur la Cosmologie ». Mais ne nous y trompons pas, la réflexion est d’abord celle d’un scientifique chevronné, au fait des connaissances scientifiques, et d’un épistémologue qui « discute », si nous osons nous exprimer ainsi, « d’égal à égal », mais en toute modestie, avec Brandon Carter, le « Père du principe anthropique » et Jacques Demaret (que nous avions tous deux invités à l’Université Pierre et Marie Curie – U.P.M.C.- Paris VI), Dick, Dyson ou Wheeler…
Lucien Morren avait lu tous les livres essentiels en physique théorique et en cosmologie ; il avait tout passé au « peigne fin » de l’analyse scientifique et de la critique épistémologique serrée. Dans sa bibliothèque, qu’il nous ouvrait volontiers, nous trouvions tous les livres des grands physiciens et des astrophysiciens contemporains, et aussi des grands biologistes. Il les méditait car il aimait les lire. Il les comprenait en profondeur, non seulement parce qu’il avait le niveau mathématique requis pour en saisir les équations, comme celles de Schrödinger ou de Dirac, mais parce qu’il sympathisait avec ces physiciens à travers leurs découvertes synthétisées en une formule qui, pour lui, était objet de méditation.
Alors seulement commençait ce qu’il nommait la « réflexion d’ordre théologique », souvent ancrée dans le terreau du réel, de cette connaissance fondée sur une physique théorique réaliste et vérifiée par l’expérience. En effet, Lucien Morren était capable de comprendre, et d’expliquer, la thèse fondatrice de la Mécanique Ondulatoire de Louis de Broglie : nous dirions presque qu’il « l’entendait » comme on écoute une symphonie. C’était une joie de l’écouter discuter avec des physiciens théoriciens comme Olivier Costa de Beauregard qui avait été l’élève, puis l’ami de Louis de Broglie. Nous avions l’impression que nous appréhendions « l’envers » du décor : celui du monde « réel » qui devenait alors d’une extrême simplicité.
Le principe de complémentarité était, pour Lucien Morren, « une charpente de notre pensée, trouvant à s’appliquer dans des domaines qui s’étendent bien au delà de sa source » (p.171). La théologie, pour Morren, reste fondée sur la Tradition, mais le propre de la Tradition n’est pas de se tourner vers le passé seulement : elle pointe sur l’avenir des concepts, et même des « images » au sens de « idées », sans cesse enrichis et fondés sur le Réel, même si ce « réel » peut sembler au premier abord paradoxal. L’épistémologie de Lucien Morren articule donc les niveaux de connaissance sans renier l’origine des idées qui les ont fait naître. Comme l’a écrit le Cardinal Suenens, la pensée de Lucien Morren est « une vision toute pénétrée du Mystère de la Foi et des exigences de la rigueur scientifique ».
Cette phrase, Lucien Morren a choisi de la mettre en exergue sur la couverture même de son livre Dieu est libre et lié, et sous-titré : « Le regard d’un scientifique sur la foi ». Toujours, chez Lucien Morren, ce souci de rendre existentielle la science, de montrer que la personne humaine donne sens à la connaissance, d’apporter ce qui est « personnel » au coeur de la réflexion. En bref, c’est la personne humaine toute entière qui s’investit pour essayer de comprendre l’intelligibilité du monde dans et par l’Amour de Dieu, éloignant de l’homme tout narcissisme scientifique, si fréquent, où l’ego est sur-dimensionné… Rien de tel chez Lucien Morren qui se mettait en toute simplicité à l’écoute de l’homme et du monde pour en transmettre la signification et le sens, et ce sens, il essayait de l’appréhender aussi bien par l’intelligence que par le coeur, avec bonté et générosité qu’il partageait intensément avec sa femme Hélène, dans le souci prioritaire pour les jeunes comme en témoigne le titre même de l’intervention qu’il fit dans « Lumen vitae » (Vol. XLV, 1990 n°1 : « Réexion d’un scientifique sur la Pastorale actuelle ».
Ces quelques souvenirs sur nos très regrettés amis Hélène et Lucien Morren, nous souhaiterions les poursuivre. Pour l’heure, nous souhaitons porter ce premier témoignage sur Hélène et Lucien Morren car nous estimons qu’ils sont, aujourd’hui plus que jamais, des exemples d’intégrité, de vérité, de sincérité et d’Amour pour l’humanité si déchirée actuellement.
Durant toute la « mise en place » de cet ouvrage sur l’Hominisation dans les numéros de 2016 de la Revue des Questions Scientifiques, nous n’avons cessé de penser à nos amis, comme s’ils étaient là, auprès de nous, pour essayer de dire « ensemble » toute la vérité que nous pouvons exprimer sur l’Homme, son origine, sa nature, sa destinée.
(1) Le colloque sur l’Évolution « Science et perspective de l’Homme » publié dans la Revue des Questions Scientifiques (Tome 159, 1988, N°1-2) grâce au Professeur Lucien Morren et au Père Charles Courtoy, avec l’Allocution du 5 septembre 1986 de Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II : « Vivre « Gaudium et Spes » à la lumière du progrès scientifique » ; et la Conférence d’ouverture de Son Eminence le Cardinal Paul Poupard. Liminaire par François Boitel et Sylvie Aullen-Boitel.
La publication de ce colloque fut suivie par un second volume sur l’évolution, préparé avec Lucien Morren par Sylvie et François Boitel-Aullen, publié dans le Tome 160, 1989, N°1 intitulé : « Cerveau, langage, durée » où figurent notamment des textes de l’éthologiste Yveline Leroy et des Professeurs Pierre-Paul Grassé et Jean Piveteau, tous deux Membres de l’Académie des Sciences.
Un troisième colloque complète les deux précédents, intitulé : « La représentation de la réalité en sciences et en théologie » (Tome 162, 1991), colloque qui eut lieu dans le cadre de la « Journée du SIQS » à l’Université de Fribourg (Suisse) le 27 septembre 1990, préparé lors de plusieurs réunions à Paris. Nous nous souvenons que Lucien Morren fut particulièrement heureux du nouvel exposé de notre ami physicien André Girard, de l’ONERA, dont le sujet était consacré à la Mécanique Ondulatoire de Louis de Broglie et la Mécanique Quantique. L’éthologie cognitive fut traitée par notre ami primatologue Michel Goustard ; cela ouvrit des perspectives sur l’originalité foncière de l’homme au sein du règne animal, ce à quoi adhérait Lucien Morren.
Paru dans la Revue des Questions Scientifiques, 2016, 187 : 645-649
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